Il y a cet endroit, après la fin du parvis, une bande plus foncée dans le bitume, qui se ramollit au soleil. Je fais exprès, quand je passe, les jours de grand bleu, de marcher dessus, et je sens mon pied s'enfoncer légèrement, s'imprimer sur le sol. Et j'aime bien.
Il y a cet endroit, le parvis que je traverse si souvent. Le parvis de la BNF que j'aime traverser si souvent. J'aime l'espace et la possibilité de l'horizon. J'aime les courants d'air et l'harmonie des tons. Du ciel, du sol, de ce qui m'entoure. Il y a cet endroit du parvis où je tourne toujours la tête pour apercevoir les arbres qui se dénudent de l'autre côté de la Seine, cet endroit du parvis où l'on surgit quand on ressort de la salle de cinéma. On quitte l'ombre, on retrouve la lumière, ou la nuit. C'est à cet endroit qu'un jour, alors que je sortais des images de Wong Kar-Wai, je me suis dit, ce serait tellement bien de trouver un message sur mon téléphone juste à ce moment-là, à cet endroit-là. Mais il n'y avait rien. Il y a cet endroit du parvis où je me souviens de la tristesse de cet instant-là, de ma solitude, du vent dans mes cheveux, du froid qui s'engouffrait dans mon manteau ouvert, de mon regard qui se perdait au loin.
Il y a cet endroit sur le pont de Bercy, presque au carrefour mais pas encore, où j'ai été traversée un jour par un bonheur troublant. Un long sourire, sur tout le corps.
Il y a cet endroit de l'autre côté, un large trottoir assez peu emprunté, avec des fontaines en contrebas, que l'on aperçoit si on regarde par-dessus le muret. Il y a cet endroit où j'ai marché dans le soir en revenant sans arrêt sur mes pas pour ne pas avancer. Il y a cet endroit où j'ai téléphoné en souriant pendant plus d'une heure un dimanche soir à la fin de l'été.
Il y a cet endroit, la terrasse de ce café-là, à l'angle de la rue, où nous étions seuls un soir devant deux verres de vin, il était si tard, et où j'ai senti ta main caresser mon genou sous la table pour m'encourager. Je me souviens de ce geste si anodin mais tellement sincère qui m'a bouleversée.
Il y a cet endroit sous les voies du RER, une rue un peu sombre que j'emprunte régulièrement pour rejoindre et revenir de chez mon amie. Il y a, à cet endroit, le monsieur et sa maison en carton, et tout une panoplie de sensations qui se réveillent et me traversent quand je passe ici, tant j'y suis passée dans des états différents.
Il y a cet endroit, entre deux marches d'un des escaliers de Montmartre, où se sont imprimés le baiser furtif de ce garçon et ses envies de films en noir et blanc. Il y a le pont Caulaincourt à la suite. Oh là là le pont Caulaincourt...
Il y a cet endroit, avec d'autres escaliers. Ceux du centre commercial. Où je me suis assise un jour pour encaisser la nouvelle. Et où je suis restée sonnée. Un long moment.
Il y a cet endroit, au bout du passage Lepic, la petite porte marron sans intérêt, la suivante, légèrement en contrebas, et, derrière, le début de la grande histoire.
Il y a ces endroits, sur les quais, et les images qui s'enchaînent au fur et à mesure de mes promenades. Les images où je sautille de plus en plus haut et de plus en vite avec mes garçons et que nous rions si joyeusement. Les images de tango jusque si tard dans la nuit qu'il ne restait plus que nous le long de la Seine à danser sans rien dire. Les images de solitude aussi. Et d'orage.
Il y a cet endroit rue du faubourg Saint-Denis, où j'ai tant baladé ma jeunesse en passant si souvent devant chez ce petit fleuriste tunisien qui me tendait des roses et me serrait dans ses bras.
Il y a tant d'endroits.
Il y a lundi mon cavalier qui m'invite à prendre un verre chez lui après le cours.
Il y aura le souvenir de nos deux tasses sur la table et du petit morceau de papier que je roulais entre mes doigts en lui parlant.
Avant de partir, je lui dis :
- Je crois que je tiens un sujet de roman pour m'occuper cet hiver.
Il me répond :
- Mais tu es un roman à toi toute seule.
Je le regarde. Je marque un temps.
- Je ne comprends pas pourquoi tu dis ça ?