Vendredi comptoir. J'adore dire Chardonnay. Ça fait oiseau, je l'ai écrit déjà. J'aime la fraîcheur du vin. La buée sur le verre. Le grand miroir qui se reflète dans l'autre, créant une enfilade infinie où mes pensées s'enfoncent.
Et quand à minuit passé je débouche au bout de la rue du Pont Louis Philippe, je sens que quelqu'un me regarde. Un homme fume derrière les arbustes en pots du bar qui porte le nom du pont. Alors je le regarde rapidement en avançant. J'ai le manteau rose et la robe noire qui dépasse dessous. Ça fait des petites vagues sur le bas des jambes. J'ai cédé aux baskets désormais. Elles m'ont eue. Je lui souris et il me crie, "Je suis sûr que vous avez vos chaussures dans votre sac, vous !"
Incroyable.
"Mais oui !", je lui lance.
La réalité, parfois. Il m'en faut si peu.
Je bifurque et j'entre dans le bar, direct au comptoir. D'adorables flûtes y sont posées. D'adorables flûtes anciennes avec des bulles dansantes.
Le vieux barman à la petite couette de cheveux blancs me demande : "Qu'est-ce que je vous sers ?"
Je pointe mon doigt vers une flûte.
"Ça", je réponds.
Je caresse entre mon pouce et mon index les pétales épais et pourpres de la rose qui fane sur le zinc dans un petit verre.
Sur un panneau suspendu à la porte, je lis "Ne pleurez plus".
Les lumières dansent sur la Seine qui ondule au ras du quai. Je traverse l'île j'ai froid j'ai envie de me glisser dans les plumes. Ses yeux sont embrumés, un voile couvre la lune.
J'ai l'âge de celles dont les enfants ne veulent plus de peluches dans leur chambre. Et me voilà à faire des tas d'ours au pied du lit un samedi. Où vais-je mettre ceux que je ne peux pas jeter ? Où vais-je les cacher ? Comment envoyer quarante lapins par la fenêtre sans pleurer ?
Je renifle les douceurs je rhabille le canard je rebrousse les souvenirs, mon sein dans les petites bouches et nos regards emmêlés.
Je repousse un peu l'échéance, et je poste une lettre un dimanche.
"Lugubre", je reçois ce mot dans un message ce même dimanche à l'heure du thé. Je trouve ça beau, lugubre.
C'est exactement la sensation que j'ai de moi à ce moment-là.
J'aspire au vide soudain. Je voudrais voir à quoi je me retiens.